Pense à ta gueule.

Un jour, alors que je m’enfermais tout seul dans un système de loyauté à deux balles, un bon ami à moi, Mathias, m’a dit une phrase toute simple que je n’ai pas réussi à mettre en application tout de suite. Il m’a dit « pense à ta gueule ».

Je n’ai pas réussi à appliquer ça, sur le moment, parce que j’étais empêtré dans une vision tordue de la solidarité, de la coopération, et de la loyauté. Je portais plein de choses qui ne m’appartenaient pas, en somme, et sans m’en rendre vraiment compte j’obtenais en échange deux choses :

  1. le droit de me plaindre, légitimement, parce que j’étais une victime pleine de courage, une sorte de Jésus Christ des temps moderne qui se crucifiait tout seul pour une cause, et attendait des autres une reconnaissance (et pourquoi pas un peu un statut de surhomme) pour ça ;
  2. le droit d’attendre la même chose des autres, sans trop avoir besoin de le demander explicitement…

Quand j’y repense, en réalité, j’ai honte. Honte de ne pas avoir vu ça plus clairement, plus vite. De ne pas m’être rendu compte qu’en m’obligeant à me sacrifier pour les autres, je foutais tout le monde de fait dans un système complètement tordu où chacun est esclave d’une idée, d’un idéal, et se retrouve prisonnier. Un peu, beaucoup ou passionnément. Ce genre de système, ça met les gens face à un choix impossible et aliénant : soit tu te sacrifies comme moi, soit tu es un traître. Et c’est pervers, en fait, parce que ça ne dit pas les choses explicitement. Et la plupart du temps ça n’est même pas conscient.

En gros, et j’en ai fait partie, y’a des gens, ils confondent donner et demander, comme l’expliquait si bien Gregory Mutombo dans une de ses publications récentes.

Alors j’ai envie d’adresser un message simple à ceux qui n’ont pas encore fait la mise à jour de leur système, et qui sont encore — comme je l’ai été — coincé dans ce truc de sacrifice : si tu veux que je te donne un truc, tu me demandes. Comme ça, tu me laisses le choix. Je peux dire oui ou non. Si tu essaies de m’enfermer avec ta générosité de merde, c’est pas de la générosité. C’est de la manipulation.

Eh oui, ça pique. Et non, c’est pas forcément de ta faute : la société, tes parents, l’école, tout ça. Ok. Sauf que maintenant que tu le vois, tu as le choix. Et si tu as le choix, tu es désormais responsable de ce choix.

Aujourd’hui, quand j’ai envie de donner un truc, je le donne. Gratuitement. Et quand je donne plein de trucs à quelqu’un et que je n’ai jamais de réciproque, et que ça finit par me saoûler… j’arrête. Et quand je veux un truc, je le demande. Et des fois on me dit non. C’est ça le jeu. Laisser le choix à l’autre, quoi.

Sinon ça s’appelle de l’aliénation. Sinon c’est de la manipulation. Sinon, c’est pervertir le don, quelque part.

Alors dans l’ordre, d’abord tu penses à ta gueule.

Tu observes tes vrais besoins. Tu en tiens compte. Typiquement, les gens qui se posent dans un système de loyauté, ils ont des besoins inconscients qui ne sont pas nourris. Un besoin de sécurité affective, un besoin de reconnaissance, un besoin d’avoir de l’estime de soi, un besoin de sentir sa légitimité à exister… et au lieu de prendre soin directement de ces besoins là, ils font un détour. Un détour par le modèle du sauveur sacrifié. Ou un truc dans le genre.

Penser à sa gueule, et gérer ses besoins (pas ses envies ou ses caprices hein, ses besoins), ça n’est pas égoïste. En fait, s’autoriser à faire ça, c’est le début de l’autonomie. Et cette autonomie là, elle nous rend plus légers à vivre. Et mieux que ça, même. Une fois qu’on a suffisamment pris soin de soi, notre vase est rempli, on est bien, et on se met à déborder de bienveillance vers l’extérieur. On a un surplus de joie et d’amour qui se déverse naturellement autour de nous.

Il faut vraiment comprendre que la plupart des gens — et oui il y a quelques exceptions mais elles sont rares — sont fondamentalement généreux, altruistes, et bons. Quand un humain se sent bien, que ses besoins sont vraiment nourris, qu’il se sent en sécurité, il se met à rayonner et à donner. A donner vraiment. Sans attente de réciproque. Sans attachement. Juste comme le soleil, en faisant son truc de soleil, brille et nous réchauffe.

Ca change tout, en fait.

Alors oui, vraiment, charité bien ordonnée commence par soi-même. De savoir identifier ses besoins, de comprendre quels besoins en souffrance se cachent dans nos réactions, nos attentes, nos projections, nos dénis, c’est vraiment une compétence irremplaçable, qui nous rend mille fois plus humains et plus agréables à vivre.

Le pire, c’est que quand on sait bien faire ça avec nous-mêmes, on peut aussi commencer à le faire pour les autres, et à voir quels sont les besoins inassouvis qui se cachent derrière les piques, les attaques, les jugements et les relations dysfonctionnelles. Sans commencer à croire qu’on peut sauver le monde ou faire le boulot à la place d’un autre, on peut comprendre que — bien souvent — ce qu’on se prend dans la gueule est l’expression maladroite, inconsciente, inadéquate d’un besoin. Et au final, quasiment tous les humains que j’ai croisés demandent de l’amour, de la reconnaissance et du lien. Du lien au sens de relation saine. Y compris ceux qui ont demandé de l’amour en me plantant des couteaux dans le corps, en me trahissant ou en me traînant dans la boue.

Et non, le fait de comprendre ça ne signifie pas que je vais les laisser faire. Mais ça permet de casser des genoux sans haine. Ca permet de couper des relations toxiques sans en faire une affaire personnelle. Et de tourner la page. Ca permet de porter petit à petit seulement ce qui nous appartient.

Pour en lire plus

Ce petit article est un extrait du mon bouquin (PDF ou ePub) « La vie est injuste et à la fin tu crèves ». Un petit essai énervé sur la différence entre la théorie et la pratique 🙂

Pour plus d’infos, c’est par ici.