Je discutais un jour avec un ami, un ancien des forces spéciales françaises. C’est quelqu’un de très humble, et de très équilibré. Il a fait des trucs de dingue, vécu 1000 vies, dirait-on, mais il n’en retire pas de gloire. Il dit souvent « j’ai juste fait mon travail ». Bref. Je lui disais :

— « Malgré toutes les fois où tu y es allé, tu n’as jamais été blessé ? T’as jamais pris une balle ni rien ? »

Là, il a souri. Un sourire fier. Il s’est redressé sur sa chaise, il m’a regardé bien en face, et il a dit :

— « Pas une seule fois. »

Et il a changé de sujet. Redigireant comme d’habitude la discussion vers autre chose que sa personne.

Ce jour là, mon ami m’a fait un cadeau précieux. Il m’a fait prendre conscience qu’il n’aurait retiré aucune fierté à avoir subi des blessures. Au contraire. Il était fier d’avoir fait ce qu’il fallait pour l’éviter. Il était fier de NE PAS avoir été blessé. Quelque part, et très simplement, il posait (et pose toujours) les choses dans le bon sens, en fait.

Ca semble extrêmement simple, présenté comme ça. Pourtant, cette idée de se légitimer par la souffrance, c’est un sujet qui piège plein de gens.

Dans nos sociétés, dans nos cultures où le statut de victime apporte beaucoup de bénéfices secondaires, nous avons souvent, trop souvent, tendance à nous accrocher à nos blessures, à nos traumas, à nos histoires difficiles. Dans ce modèle judéo-chrétien bien polarisé entre le bien et le mal, entre « le gentil sacrifié » et « le méchant bourreau », on a fait un amalgame simple : « celui qui ne souffre pas est louche« . Et de fait, par opposition binaire, « celui qui souffre ne peut pas être entièrement mauvais« .

C’est tellement présent, dans nos inconscients, que le fait d’être une victime est presque un « moultipass » moral vers le statut de « bonne personne » (whatever that is).

Sur cette base là, les tentatives de thérapies, guérison, et résilience des gens qui ont été victimes de quelque chose sont des démarches piégées. Parce que oui, pour « guérir », pour comprendre, pour trier, nous avons besoins de reconnaître la réalité des faits, et la légitimité des ressentis. Nous avons souffert. C’était injuste. Etc. Le piège, c’est simplement de s’arrêter là. Le piège est de trouver, dans cette souffrance et dans cette identité de victime, un truc insidieusement précieux. De s’y attacher.

On peut facilement aimer notre souffrance. Et si on est honnêtes, on peut l’instrumentaliser pour obtenir plein de choses : de l’attention, un a priori positif, de la reliance, du soutien, voire même la légitimité à devenir bourreau à son tour. On peut aussi, sans s’en rendre compte, utiliser ce personnage de victime courageuse pour éviter de se poser l’une des questions les plus dures qui soient : qui suis-je, vraiment ?

Si le but est de devenir de plus en plus nous-mêmes, de voir à travers les couches de déni, de construits culturels, d’automatismes qui nous séparent de qui nous sommes, il est important de voir que nous ne sommes pas que des victimes. Que, comme en parle si bien Karpman, nous avons aussi une part de bourreau, et une part de sauveur. Et que quand on mélange un peu les pointes de ce triangle là, on peut justifier son côté bourreau parce qu’on a été victimes. Qu’on peut mixer un peu la victime et le sauveur, façon Jésus-Christ, et se laisser crucifier stoïquement et dignement, en croyant qu’on va sauver des gens — et peut-être même soi-même (genre s’élever spirituellement ou mériter son paradis) — en faisant ça.

Bourreau, victime ou sauveur, ce sont souvent des personnages qu’on endosse parce qu’on n’a pas forcément eu d’autres exemple. Ce sont des culs-de-sacs qu’on explore plus ou moins longtemps avant de revenir farfouiller dans le labyrinthe principal, où on continuera à s’explorer soi-même. Et à se rencontrer soi-même de mieux en mieux. Une étape, quoi.

Alors oui. Vous avez certainement vécu des trucs horribles. Moi aussi. Plein d’autres gens aussi. Et c’est une étape indispensable de le reconnaître, de le voir en face. C’est utile aussi que d’autres humains le voient et le reconnaissent. Ca aide à se rendre compte pleinement que c’est vraiment arrivé. Qu’on n’a pas rêvé. Que notre ressenti est légitime, etc. Et c’est utile aussi d’arrêter de se juger, de se croire coupable ou responsable de tout. De prendre le temps de comprendre que même les pires connards du monde ont bien souvent fait de leur mieux (eh oui, même si leur mieux était vraiment minable, c’était leur max). Que — sans forcément excuser quoi que ce soit ou les priver de leurs responsabilités — on peut aussi comprendre leur mécanique interne. Comprendre comment ils en sont arrivés à nous faire subir tout ça. De comprendre ça nous sert souvent à voir simplement que nous, nous n’y étions pour rien. Que ça n’avait rien de personnel, au fond. Et que nous étions seulement les figurants de leur film d’horreur à eux. Ce film où ils étaient le personnage principal. De trier, de digérer, de séparer le passé du présent. De dénouer les traumas. De guérir physiquement et émotionnellement.

Ce processus là est un vrai travail. Parfois long et douloureux. Et une fois que c’est fait, une fois qu’on a vraiment pris le temps de guérir, vous savez quoi ? On a aussi le droit inaliénable de passer à autre chose ensuite. Et de profiter de la vie qui nous reste.

Tant qu’on reste attaché à son statut de victime, tant qu’on fusionne avec, tant qu’on s’identifie, de fait, à nos blessures et à nos histoires, on continue à patauger dedans. Et on s’interdit de vivre autre chose.

Vous n’êtes pas vos blessures. Vous n’êtes pas vos traumas. Vous n’êtes pas une victime. Vous avez été victime de quelque chose, oui. Mais le statut de victime est une étape transitoire vers le reste de votre vie.

Pour passer à la suite, il faut avoir le courage (le courage immense) de découvrir qui nous sommes sans ce statut de victime. Sans la béquille morale que ça propose. Ca implique de sortir d’un mode de pensée où on se juge, pour en découvrir un autre où on observe — avec plus d’ouverture — qui nous sommes. Dans toutes ses polarités, et toutes ses possibilités, pour faire et vivre des choses de plus en plus délibérément, au final.

Et c’est super flippant. Et c’est vraiment satisfaisant, aussi.